Que tirer du débat « monnaies cryptées » vs « monnaies digitales des banques centrales » ?

Que tirer du débat « monnaies cryptées » vs « monnaies digitales des banques centrales » ?

Le lancement de la « libra » et, quasiment dans la foulée, les annonces faites par la Chine au sujet du lancement du yuan digital ont complètement renversé la situation en matière de monnaies digitales. Remarquons en premier lieu que lorsqu’on évoque les monnaies « numériques », dites souveraines, on utilise l’expression de « monnaies digitales » et non pas monnaies cryptées.  Le terme de monnaies cryptées ne s’appliquerait plus, en principe, qu’aux monnaies qui prétendent court-circuiter les intervenants officiels du domaine monétaire : les banques, qu’elles soient banques centrales ou banques commerciales.

Les monnaies cryptées auraient gagné la première manche des débats

Entre ces deux catégories de monnaies, les différences ne sont pas de taille mais de nature. Les défenseurs des monnaies dites cryptées posent un principe qui ressort de la théorie libérale la plus extrémiste : l’intervention de l’Etat dans la sphère monétaire est illégitime. La monnaie sert essentiellement aux transactions c’est-à-dire aux échanges entre les agents de l’économie qui sont les vraies sources de la valeur. Elle ne devrait donc en aucun cas être perturbée par les prétentions souveraines de l’Etat. La monnaie est un instrument entre marchands et doit rester dans le mode de fonctionnement des marchands : se soumettre aux lois du marché et non aux règlementations du souverain. Si les marchands estiment que la compétition sur les marchés suppose aussi la compétition entre les monnaies, l’efficacité de telle ou telle monnaie serait déterminée par les équilibres de la concurrence classique.

A l’appui de ces thèses « libertaires » ou « libertariennes », les promoteurs des monnaies cryptées se tournent vers les nouvelles technologies, la digitalisation croissante des économies, la puissance de calculs des ordinateurs et leur capacité de fonctionnement en réseaux. Et naturellement de citer tous les mérites de la monnaie cryptée « reine », le bitcoin, emblématique de ce pourront devenir les milliers de monnaies cryptées qui se sont développées dans sa foulée.

A ceux qui prétendent montrer la faiblesse des monnaies cryptées en mettant en valeur la domination du bitcoin tant en ce qui concerne les transactions qui l’utilisent qu’en ce qui concerne sa part dans la capitalisation de l’ensemble des monnaies cryptées, il est facile de rétorquer que ce n’est que la reproduction d’un état de fait où les monnaies traditionnelles dites « fiat » sont dominées par le dollar et très loin derrière, l’euro et le yen.

Les monnaies « digitales banque centrale » ou MDBC ont lancé la contre-attaque

Il parait déraisonnable de prétendre que la « révolution digitale » conduit nécessairement à une « révolution monétaire » .

Il y a trois ans, la Banque des Règlements Internationaux (BRI) avait lancé une enquête pour mesurer l’avancée des travaux des banques centrales dans le domaine des monnaies digitales « souveraines ». Fin 2020, quelque 86% des banques centrales avaient lancé des travaux pour en évaluer les avantages et les inconvénients.

Quelles raisons poussent donc les Etats à tant, et si soudainement, s’intéresser aux MDBC ?

A l’heure actuelle, les projets les plus aboutis sont ceux du géant et du nain démographiques que sont la Chine (1 400 millions habitants) et les Bahamas (300 000 habitants). Il est intéressant de noter que l’un et l’autre sont confrontés à des défis géographiques hors du commun et font face au déclin du billet de banque, monnaie souveraine par excellence dans les transactions commerciales courantes. Ce dernier point doit être considéré avec sérieux et non pas comme une de ces amusantes conséquences de « révolution technologique » : l’explosion du commerce en ligne violemment accélérée par la pandémie du Covid est une raison suffisante pour que les MDBC deviennent un vrai sujet de nature politique, économique et monétaire.

Qui dit commerce en ligne, dit paiements en ligne. L’un qui pouvait se passer de l’autre au tout début d’internet ne se conçoit plus sans ce dernier. Or, le commerçant en ligne peut trouver un double intérêt dans le paiement en ligne géré par ses soins : les informations sur ses clients et l’utilisation directe ou indirecte des flux monétaires traités par ses soins.

Dans le premier cas, la question devient celle très politique de la protection des données et des risques de commercialisation de ces données en dehors de la sphère directe des transactions commerciales. Dans le deuxième, les flux monétaires, s’ils sont gigantesques, offrent des opportunités de gestion financière, soit en raison des stockages temporaires de monnaie, soit en raison de l’identification des besoins financiers des cohortes d’acheteurs-payeurs en ligne.

C’est ainsi que progressivement germent des menaces de « monétarisation privée » se déroulant en dehors des circuits traditionnels de la monnaie des Etats concernés. Ces risques induits par la nature même du commerce en ligne sont aggravés, d’une part en raison de la part de plus en plus considérables des entreprises dites GAFAM dans le commerce en ligne et, d’autre part, en raison de la pandémie du Covid, dont les effets « monétaires » sont liés aux diverses contraintes de confinement ou de fermetures de magasins, et à la crainte des infections véhiculées par la manipulation des billets de banque.

Qu’en penser finalement ?

Les monnaies digitales souveraines ne sont donc pas une réponse plus ou moins bien ajustée aux menaces que les monnaies cryptées font peser sur leur légitimité et leur rôle essentiel. Elles prennent en compte les modifications des techniques du commerce et l’accroissement substantiel des paiements en ligne en contrepartie du commerce en ligne.

Y-aura-t-il un combat ? Oui, d’une certaine façon, du fait même que l’expansion du commerce en ligne est logiquement accompagnée par les paiements en ligne. Mais peut-être pas, pour la raison qui peut faire chuter le bitcoin : les monnaies cryptées sont surtout des supports de placement. Or, l’avenir d’un support sans rendement, dans un monde où les taux d’intérêts montent, est loin d’être assuré.

 

Par Pascal Ordonneau

Photo de M. Pascal Ordonneau

Ouvrages de Pascal Ordonneau aux éditions Arnaud Franel :
Monnaies cryptées et blockchain
Des monnaies cryptées aux ICO

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Pascal Ordonneau
Pascal Ordonneau, banquier, a été DG et PDG de banques françaises, anglaises et américaines. Il est SG de l’Association « Iconomy ». Auteur d’une dizaine d’ouvrages parmi lesquels cinq livres d’économie et de finance, il est chroniqueur aux Échos, au Huffington Post et conférencier (monnaies cryptées et Allemagne).

Livres de l'auteur

Loading RSS Feed
Tous ses livres